Suzanne Pagé texte tiré du catalogue Monet - Mitchell

ecrits sur l'art

Suzanne Pagé Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton Commissaire générale de l’exposition À l’écoute des oeuvres

L’exposition « Monet-Mitchell » s’inscrit dans la ligne d’une programmation résolue de la Fondation liant la modernité historique à un engagement contemporain, à travers filiations ou correspondances d’artistes ou de mouvements artistiques. Aujourd’hui il s’agit d’une stratégie plus sophistiquée et avant tout sensible, de l’ordre de la consonance, dans la mise en regard d’oeuvres de deux grandes figures : Joan Mitchell, inscrite dans la modernité de l’expressionnisme abstrait américain, enfin reconnue comme l’une des grandes voix du XXe siècle et Claude Monet, icône française de l’impressionnisme au moment où, réhabilité à travers ses oeuvres tardives, il est redécouvert et salué comme pionnier de la modernité américaine des années 50.

Programmant ce dialogue en complément de la « Rétrospective Joan Mitchell » présentée simultanément à la Fondation, je ne pouvais oublier ma visite préliminaire chez l’artiste en vue de préparer sa première exposition en France dans un musée, en 19821. Elle nous entraîna d’emblée sur la terrasse dominant la maison où avait vécu Monet, de 1878 à 1881. Elle partageait donc avec lui la vue sur ce paysage élu de Normandie qui allait autoriser l’explosion de son talent. Elle avait alors, sur un ton sarcastique mordant et sans appel, asséné un déni radical à l’évocation d’une quelconque influence. Et pourtant, s’il neige un jour à Vétheuil, c’est aux tableaux de Monet que Joan Mitchell pense immédiatement ; sortant tôt le matin, elle note encore : « le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela… Moi, quand je sors le matin c’est violet, je ne copie pas Monet2 » ; et dans leurs premiers échanges de correspondance amoureuse, elle tient à mentionner à Jean Paul Riopelle qu’elle est allée voir les Nymphéas au MoMA en pensant à lui. Elle devait d’ailleurs nuancer significativement sa position dans un entretien donné au critique Irving Sandler : « J’aime le dernier Monet mais pas celui des débuts3 ».

Ainsi, notre exposition dépasse une posture déclarative assez flottante de Joan Mitchell en revenant d’abord aux oeuvres.

1 ARC - musée d’Art moderne de la Ville de Paris [Musée d’art moderne de Paris].

2 Voir Joan Mitchell : choix de peintures 1970-1982, propos recueillis par Suzanne Pagé et Béatrice Parent, mai 1982, cat. exp.,

ARC - musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1982, p. 16.

3 Joan Mitchell, entretien avec Irving Sandler, notes manuscrites, s.d.[vers 1958], n.p., Irving Sandler papers, box 22, folder 14,

Getty Research Institute, Los Angeles.

Il convient avant tout de se garder de tout anachronisme en se souvenant que Joan Mitchell est née un an avant la mort de Monet et qu’elle s’est installée à Vétheuil quarante ans après. Il n’est pas non plus question, ici, d’une exposition thématique construite sur la base de concepts totalement étrangers à l’artiste Joan - qu’elle qualifiait de « pensée[s] incolore[s] »4 -, mais plutôt d’une mise en écho des oeuvres elles-mêmes et d’une invitation à regarder vraiment, comme elle l’exigeait dans le silence de son atelier : « Voir, pour beaucoup de gens, n’est pas une chose naturelle. […] Ils ne voient que des clichés appris. Ils restent pris dans le langage »5. Il s’agit, alors, de suivre les deux artistes sur le fil rouge de l’enjeu qui était le leur, en se référant parfois à leurs propres mots, sur un mode non discursif, mais surtout à leurs peintures mêmes, sur un mode purement sensible et visuel relevant du langage spécifique à la peinture, sa picturalité et son rapport direct au monde. C’est-à-dire, pour ces artistes, la transcription d’une « sensation ».

Chez les deux, avec des acceptions propres elle était prioritaire. « Si je ne le sens pas je ne peins pas »6 disait Joan Mitchell.

Longtemps, Monet avait surtout visé à la traduction directe d’une impression. Celle-ci allait se muer au cours de son séjour à Giverny, où il résiderait dorénavant, en quelque chose de proche de ce que Joan Mitchell appelait le « feeling » relatif pour elle à la transposition à distance, dans le refuge nocturne de son atelier, de la mémoire de ses émotions diurnes ressenties devant un sujet.

Ne s’agissait-il pas aussi de cela lorsque Monet, dans les oeuvres tardives qui nous concernent ici, se réfugiait dans le grand atelier qu’il s’était construit pour transcrire dorénavant dans la rémanence de son observation préalable, non plus sur le motif dont le tenaient éloigné, outre des problèmes de vue, l’adoption de nouveaux formats. Ainsi, dès 1912, dans une lettre à son ami Gustave Geffroy il notait : « Je sais seulement que je fais ce que je peux pour rendre ce que j’éprouve devant la nature et que le plus souvent, pour arriver à rendre ce que je ressens, j’en oublie totalement les règles les plus élémentaires de la peinture, s’il en existe toutefois. Bref, je laisse apparaître bien des fautes pour fixer mes sensations7 ».

Sur la base d’objectifs similaires - là où se croisent, avec des dosages différents, perception, sensation, sentiment, rémanence et mémoire - cette exposition trouve sa légitimité à travers les solutions inventées par les deux peintres, à savoir une approche commune des couleurs, « ce qu’une couleur fait à une autre et ce qu’elles font toutes les deux en termes d’espace et d’interaction » (Joan Mitchell à Yves Michaud8). Chez Monet, pourtant, le motif est bien toujours là quelle que soit la perte de repères perspectifs tandis que, chez Mitchell, il s’agit d’une peinture abstraite, pourtant…. « ma peinture est abstraite mais c’est aussi un paysage sans être une illustration9 » . Singulière donc toujours, mais bien présente, cette connexion apparaîtra avec évidence au travers du cheminement entre les oeuvres des deux artistes elles-mêmes.

4 Entretien avec Yves Michaud, 12 janvier 1986, dans Joan Mitchell, cat. exp.,

Jeu de Paume, Paris, 1994, p. 26.

5 Idem, op. cit., p. 27.

6 Voir Joan Mitchell, mai 1982, cat. exp. ARC, op. cit.

7 Claude Monet, lettre du 7 juin 1912 adressée à Gustave Geffroy depuis

Giverny. Catalogue raisonné Wildenstein, tome IV, lettre no 2015, p. 385).

8 Entretien avec Yves Michaud, 7 août 1989, op.cit., p. 29.

9 Voir Joan Mitchell, mai 1982, cat. ARC, op. cit.

Si on se réfère à l’historique de cette approche, comme toujours, ce sont des artistes que nous suivrons électivement. Ils furent parmi les premiers à avoir opéré une relecture de l’oeuvre tardive de Monet, sous l’impulsion de la peinture abstraite américaine des années 50, alors que s’engageait l’oeuvre de Joan Mitchell.

C’est André Masson, suite à son séjour new-yorkais dans les années 40, qui intronise en 1952, dans la revue Verve, « Monet le Fondateur10 » comme précurseur de la modernité des expressionnistes abstraits tels Pollock, de Kooning… Suivra le célèbre critique Clement Greenberg développant et précisant en 1955 un premier jugement, tandis qu’Alfred Barr décidait pour le MoMA l’acquisition des Nymphéas, oeuvre marquante pour les artistes new-yorkais. Ainsi, Monet sortait de l’oubli critique où l’avait plongé, d’abord en France, l’installation des Nymphéas à l’Orangerie en 1927, pour apparaître révolutionnaire. On découvrait alors une peinture moderne, très gestuelle, abandonnant la perspective et adoptant les grands formats, circonscrite à la priorité lumière/ couleur. Dès lors, nombreux furent les peintres qui allaient suivre le chemin de l’Orangerie11 – dont Sam Francis, Riopelle…, Joan Mitchell elle-même ayant vu les Nymphéas au MOMA12.

Comme le rappellent les auteurs du catalogue Monet - Mitchell, nombre d’articles et diverses expositions ont depuis montré la connexion entre l’abstraction américaine et le dernier Monet ; notons récemment, à Paris, la brillante démonstration du musée de l’Orangerie en 2018. Ici, c’est au plus près que notre propos s’est resserré, instaurant pour la première fois, à travers un choix ciblé de leurs peintures elles-mêmes, un dialogue direct entre les deux artistes.

Sous la tutelle des grands artistes précités, il s’est agi pour nous, commissaires et architecte, de trouver entre elles de justes accords à travers un accrochage à l’écoute de leur stricte picturalité.

De façon distanciée, nous avons d’abord cherché à étayer le parcours sur quelques jalons qui en rythment les séquences, dégageant sans forcer le trait, des sujets toujours mouvants que les deux artistes partageaient. Et d’abord, avant tout, leur intérêt quasi exclusif pour la nature et le paysage.

Désormais, pour Claude Monet à Giverny, la nature maîtrisée se concentre dans un paysage circonscrit à son jardin tel qu’il le construit préalablement, en tant que motif, le qualifiant lui-même de « son plus beau chef-d’oeuvre ». Il le crée patiemment par étapes, plantant lui-même ou faisant planter des fleurs puis creusant un bassin comme étang, bordé de saules, où poussent plantes aquatiques et nymphéas.

Quant à Joan, elle choisit une fois pour toutes son paysage de référence en 1968, Vétheuil, avec ses étendues verdoyantes et vallonnées ponctuées de bouquets d’arbres et d’allées de peupliers traversées par la Seine. Ce sera aussi dans le « petit jardin », où Jean Paul Riopelle plante des tournesols géants analogues à ceux présents sur le terrain de la maison en contrebas de La Tour, où Monet vécut quelques années. En témoignent quatre peintures de Monet dont, pour l’une, Joan Mitchell possédait la carte postale13.

10 André Masson, Verve, volume 7, no 27-28, 1952, page 58.

11 « Par contre, les autres peintres américains, ceux qui sont venus en Europe après la guerre, avec les fameuses bourses, étaient, eux, impressionnés par la culture européenne, et se précipitaient tous comme des mouches dans un seul endroit : à l’Orangerie pour voir les Nymphéas de Monet, ces rythmes colorés, sans commencement ni fin. » Voir Jeanne et Paul Fachetti, entretien avec Daniel Abadie, 26 mars 1981, cat. exp., Jackson Pollock, Paris, MNAM, Centre Pompidou, 1982, page 297.

12 Lettre de Joan Mitchell à Riopelle, décembre 1955.

Yseult Riopelle Archives.

13 Il s’agit d’une carte postale du Jardin de l’artiste à Vétheuil (1880) de Monet, National gallery of Art, Washington DC.

Ces tournesols seront souvent exploités dans les oeuvres de Mitchell, en écho aussi à son cher Van Gogh, « dans tous mes tableaux il y a les arbres, l’eau, les herbes, les fleurs, les tournesols etc. … mais pas directement14 ».

Autre sujet commun aux deux peintres, l’eau dans sa surface et ses effets miroir. Ce sera pour Monet l’étang de Giverny, aux eaux toujours mouvantes, créant ces « paysages d’eau et de reflets » devenus une obsession où ciel et terre fusionnent dans un espace sans bord et où les interférences lumineuses créent d’hypnotiques atomisations des couleurs. Au diapason de cette nature reconstruite, Monet fait corps avec son jardin, s’immergeant dans les sensations qu’il fixe ensuite sur ses toiles.

Pour Joan ce sera la Seine, souvent convoquée dans ses peintures, élément déterminant dans le paysage qu’elle a élu et qui était aussi pour elle, comme elle le rappelle, le lac Michigan de son enfance15.

Excédant l’imitation de la nature, il s’agit pour les deux artistes de fondre sensations, émotions et réminiscences, à travers un juste agencement des couleurs. Prioritaire pour eux, en effet, la relation à la couleur dans la coexistence de ses variantes, ses combinaisons et ses interférences avec la lumière et l’espace. Cette exigence se double d’une liberté croissante de techniques et de factures chez Monet, et dans la variété, la puissance ou le lâché de ses coups de pinceau. Ainsi, dans les Nymphéas, il adapte ses touches courtes, rondes ou verticales au motif dépeint. Il unifie et apaise ensuite la surface par frottis, la caressant sans brusquerie, en préservant la vibration comme s’il laissait la rêverie couler au fil de l’eau.

À cette même liberté de facture s’ajoutent, chez Joan, des effets de coulures accusant les différences notables de textures entre les deux artistes. Mitchell alterne des zones opaques concentrées de peinture épaisse avec de délicates transparences obtenues par des jus et rehaussées par des blancs, sans oublier les ouvertures que constituent la fréquence des réserves, également présentes dans leurs deux oeuvres sur les bords des toiles, comme l’indication d’une volonté de ne pas refermer l’espace.

Autre point commun aux deux artistes, le goût des grands formats qui requièrent une vraie gestualité dans l’exécution, d’où leur relation immersive à la peinture avec pourtant une implication différente du corps tenant à la différence des tempéraments. L’une toute de feu et d’énergie, comme attaquant de front la toile, aura une peinture très physique, d’une grande et continuelle sensualité.

Monet, à ce moment de sa vie, impliquera également tout son corps au plus près, dans l’atelier que lui imposait, avec la cataracte, le choix définitif de grands formats provocant alors une parfaite osmose du corps, de la toile et de la nature. Quant à elle, Joan Mitchell retrouvera son atelier la nuit, entourée de musique et de poésie, ces deux arts étant d’ailleurs plus que familiers, vitaux pour les deux.

14Voir Joan Mitchell, mai 1982, cat ARC, op. cit.

15 Ibid.

Symptomatiques à cet égard apparaîtront les dernières salles de l’exposition avec la présentation de deux ensembles rassemblés ici de façon tout à fait exceptionnelle. Tout d’abord L’Agapanthe de Claude Monet, grâce à la contribution de trois grands musées américains chacun étant propriétaire de l’un des panneaux. Il s’agit du triptyque monumental ayant occupé les dix dernières années de la vie de Monet et représentant des nymphéas dans un bassin et des agapanthes. Simon Kelly y consacre ci-après une savante et complète étude.

D’autre part, La Grande Vallée de Joan Mitchell, célébrant un lieu imaginaire sur la base d’un récit qu’elle se réapproprie de son amie Gisèle Barreau, et dont sont rassemblés ici dix peintures, soit l’ensemble le plus important de toiles de cette suite présentée depuis 1984 à Paris. Les deux œuvres peuvent être considérées comme des environnements, l’un et l’autre immersifs par la dilution du sujet dans la couleur et l’affranchissement des limites spatiales. Leurs gammes de couleurs où dominent les bleus et les jaunes, les violets, les verts, avec des roses et quelques pointes de rouge sont aussi comparables, dans une combinaison plus douce, pastel et comme floutée chez Monet, incitant à une longue contemplation, tandis que chez Joan Mitchell, la juxtaposition explosive et saturée de couleurs fortes et de touches vibrionnantes fait de cette oeuvre originellement endeuillée une forme de célébration de la vie. Un même panthéisme cosmique - onirique et contemplatif chez Monet, jubilatoire et intranquille chez Joan Mitchell - fonde leur commun lyrisme.

Par-delà ces différents points communs, analysés ci-après dans le catalogue, il s’est agi pour nous d’écouter les oeuvres elles-mêmes, leur langage spécifique irréductible à tout autre discours et d’accorder assonances et dissonances pour trouver le juste timbre. La métaphore musicale s’est imposée à nous comme méthode tant la musique semble dicter l’élan et le rythme de ces oeuvres tout en vibration. La justifie aussi la synesthésie dont était affectée Joan Mitchell et les correspondances spontanées chez elle des sons et des couleurs. Ce faisant, avec Marianne Mathieu et Angéline Scherf, nous avons essayé d’assumer ici au plus près, avec discrétion et d’infinies précautions, le rôle de chef d’orchestre que préconisait, pour les commissaires d’exposition, un artiste comme Christian Boltanski.

À un moment de leur vie où Monet et Mitchell vivaient un état analogue de souffrances, de tristesse et de deuil dans une solitude mélancolique triomphe ici, malgré tout, une vraie joie de peindre comme joie de vivre, qu’ils nous invitent à partager avec le même éblouissement.

Suzanne Pagé

Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton

Commissaire générale de l’exposition

 

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Patrick Reynolds
 

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