Carlo Guarienti : L'artiste qui défie le temps… par Martine Manfré itzinger

Biographies d'artistes contemporains

Carlo Guarienti Autoportrait 1998

Martine Manfré itzinger, Carlo Guarienti, Premières oeuvres : entre réalisme, métaphysique et surréalisme, Mémoire de DEA sous la direction de Philippe Dagen, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Paris, 2000.

Carlo Guarienti, Il problema della pittura, Rome, 1993, in Palazzo Sarcinelli, giornale della mostra, Conegliano.

Carlo Guarienti est un peintre, graveur et sculpteur, né à Trévise en 1923, qui a commencé son travail artistique en 1953. Bien connu sur la scène artistique en Italie, il l'est aussi à l'international et est toujours actif, à 98 ans.

Il est considéré comme un maître de l'art italien du XXe siècle. 

Hors de tout tapage médiatique, les expositions de Carlo Guarienti sont fréquentées par un public fidèle et éclairé. Les expositions personnelles ne manquent pas dans les musées et galeries italiens mais aussi à Paris, Bruxelles, Amsterdam, Genève, Zurich et Londres. (2)

Sa production est abondante et régulière et, si sa facture a évolué, le thème récurent de son travail est resté le même. Il mène depuis toujours une réflexion sur le passage du temps et sa perception au travers de la mémoire. Il ne s'agit pas seulement de sa mémoire personnelle mais aussi de la mémoire intrinsèque véhiculée par les objets. Chaque oeuvre se lit sous le prisme du temps qui s'exprime de différentes manières : les maitres renaissants ou flamands sont revisités par le peintre, les objets s'associent de manière anachronique, les figures se métamorphosent en monstres inquiétants, la surface picturale se constitue de strates chronologiques et devient palimpseste. Le mode de représentation et les techniques employées s'adaptent à la démarche intellectuelle, quasi obsessionnelle.

Guarienti s'est toujours refusé à livrer tout élément biographique le concernant. Sans doute considère-il que sa peinture parle d'elle même. Mais le décryptage n'en est pas si aisé et l'oeuvre mérite que l'on s'y attarde.

Né à Trévise en 1923, Carlo Guarienti est issu d'une famille très cultivée qui ne s'oppose pas à sa carrière de peintre mais exige de lui l'obtention d'un diplôme "sérieux" avant d'embrasser la carrière artistique. Il s'exécute et devient donc médecin mais n'exercera jamais. Sa connaissance du corps humain et son intérêt pour la psychanalyse  et la philosophie s'avéreront utiles pour construire son oeuvre où la figure humaine jouera un rôle non négligeable. 

A l'âge de quinze ans il découvre l'argile et façonne ses premières sculptures et à vingt ans il dessine et peint déjà. Toutefois ce n'est qu'après la guerre qu'il se familiarise avec la peinture des grands maîtres, non plus dans les livres mais dans les musées. Il se souvient en effet que durant cette période, du fait de la montée du fascisme sous Mussolini puis de la guerre, «les musées étaient fermés et les fresques recouvertes de sacs de sable » (3). Après la guerre, Guarienti voyage donc en Italie, observe les paysages et les vestiges archéologiques, visite les musées où il est enfin face à l'oeuvre et, en 1949, il obtient une bourse du Ministère des Affaires étrangères qui le porte jusqu'en Espagne.

(2) Il est exposé dans de multiples galeries parisiennes. On peut citer deux expositions en France qui ont marqué les médias :  En 1977 le Musée des Beaux Arts de Caen lui a consacré une exposition monographique d'une soixantaine d'oeuvres dont le commissaire était Alain Tapié.

Il a également participé à l'exposition Art et Architecture au centre Pompidou de 1984.

https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/crBxXa

(3) Carlo Guarienti, Il problema della pittura, Rome, 1993, in Palazzo Sarcinelli, giornale della mostra, Conegliano.

Carlo Guarienti La Madonna ed io, (La sera di Anversa), 1975, peinture à la caseine sur bois, 250 X 160 cm, Pour ses débuts de peintre, en 1947, il expose à Milan à la Première Exposition des Peintres modernes de la Réalité (4) très actifs en Italie parmi les peintres d'après guerre, et à la Galleria L'Illustrazione italiana. Il produit alors une peinture méticuleuse et d'une extrême habileté mettant ainsi la "belle manière" des grands maîtres anciens au service des ses représentations naturalistes mais hors de toute réalité possible. Dès lors, il met en danger la compréhension du spectateur en l'entrainant dans un monde inconnu et suscite de ce fait l'admiration de De Chirico à la biennale de Venise de 1949. Ce dernier lui rend visite dans son atelier en 1954 et le complimente sur son travail dont la maitrise du métier et les compositions très personnelles et novatrices répondent totalement à la peinture métaphysique revendiquée par De Chirico. L'absence apparente de logique de ses tableaux génère une grande étrangeté qui inspirera également les surréalistes et de nombreux poètes (5)  Comme Giorgio De Chirico et son frère Alberto Savinio, Guarienti ressent la peinture comme la traduction matérielle d'un processus mental qui s'exprime par le biais des métamorphoses - tout se transforme au fil du temps (6), et est en perpétuelle évolution - et de la mémoire comme source de connaissance.

Image : Carlo Guarienti La Madonna ed io, (La sera di Anversa), 1975,
peinture à la caseine sur bois, 250 X 160 cm,

Guarienti ne s'est jamais clairement défini comme métaphysicien, ni comme surréaliste d'ailleurs car ce qu'il révèle ce n'est pas un rêve mais sa perception et son interrogation. En effet, sa peinture est l'expression énigmatique et sans fin de sa quête de connaissance, emmagasinée au fil du temps par la mémoire, consciente ou inconsciente.

 (4) Les peintres modernes de la réalité, avec Sciltian, Pietro Annigoni et les frères Antonio et Xavier Bueno, signataires du manifeste du groupe qui est en conflit ouvert avec l'art abstrait et les divers courants informels qui ont surgi au cours de ces années.

 (5) Audiberti, Ungaretti, Moravia, Waldberg, Piyere de Mandiargues, Andrée Chedid… dont on retrouve les textes dans chacun des catalogues consacrés à Guarienti.

 (6) Il rejoint en ce sens la pensée de Héraclite, Nietzsche et Merleau-Ponty  sur le mouvement perpétuel du monde et des choses

Carlo Guarienti Sans titre, 1970, 66 x 47 cm, Technique mixte sur papier, Coll. Privée MMIImage : Carlo Guarienti Sans titre, 1970, 66 x 47 cm, Technique mixte sur papier, Coll. Privée MMI

Sa carrière artistique s'affirmant, il s'installe à Rome et se rend régulièrement à Paris où il est déjà exposé (7). Il suit la voie qu'il s'est tracée : figuratif malgré la prédominance de l'abstraction en Italie, affiché comme peintre métaphysique, voire surréaliste (8) , il est reconnu comme relevant de la Néo avant-garde italienne (9)

On constate un changement radical de sa peinture qui propose des associations et des métamorphoses toujours plus inquiétantes, puis se dépouille et remplace peu à peu les figures et les objets pour aboutir dans les années 70 à des signes, des formes, des chiffres, des volumes et surtout une matière de plus en plus présente. Le sujet traditionnel (portrait, paysage, nature morte) s'estompe sans disparaître et les signes qui l'accompagnent nous entrainent dans une logique parallèle inconnue et résolument moderne. Lignes, signaux, chiffres et lettres ont intrinsèquement valeur de mise en ordre de ce qui serait, sans cela, le chaos. Et puisqu'on les reconnait, on pense en retrouver le sens auquel les relier dans l'oeuvre. Mais il n'en est rien car ils sont aussitôt contredits par la matière granuleuse, rude, épaisse et bouleversée par ses coulures et ses ajouts de plâtre, de sable et autres matériaux sans noblesse, qui occupent l'espace sur un support de bois rudimentaire ou un fragment de mur. A l'ordre que nous croyions percevoir à la première lecture se substitue l'incertitude qui nous confronte ainsi aux incertitudes de l'existence et des différents choix qui s'offrent à nous.
Le support et la matière se diversifient, s'épaississent, se transforment en strates et en volume qui concrétise physiquement le temps qui s'écoule.
Guarienti maitrise encore ses débordements par la précision du dessin car la grande tradition italienne fait partie de l'Histoire et de son histoire et ne peut s'extirper ni de sa mémoire, ni de son oeuvre.
L'oeuvre est donc mémoire, souvenir, signe, symbole visibles d'une existence qui se déroule. Dans sa peinture, comme dans la vie, il n'y a rien qui appartienne seulement au passé, au présent ou à l'avenir et l'oeuvre concrétise cette confusion temporelle.

(7) Vittorio Sgarbi, Guarienti monografia, Fabbri Editori, Milan, 1985, Disponible en PDF :

 https://pi.refsy.site/13r p 20 et 21.

Article de Vittorio Sgarbi :  https://www.venividivici.us/arte/carlo-guarienti-di-vittorio-sgarbi/#

(8) Malgré leur ambivalence, les premières oeuvres de Guarienti seront saluées par l'ensemble de la critique comme fortement influencée par le surréalisme. Audiberti, Buzzati, Carrieri, Mandiargues, Waldberg, Comisso, Faggio dell'Arco, Tassi Etc…

(9) Giovanni Joppolo, Les arts plastiques en Italie au XXème siècle, entre progrès et tradition,Thèse de Doctorat sous la direction de Elodie Vitale, Paris VIII, 1993, p16.

Carlo Guarienti Peinture, 1981-82, 92X73cm, Exposition Guarienti, Galerie Albert Loeb, 1983

Carlo Guarienti Peinture, 1981-82, 92X73cm, Exposition Guarienti, Galerie Albert Loeb, 1983

 Les objets encore lisibles se laissent découvrir dans leur exil, inclus dans la matière dont ils ne pourront jamais s'extraire et l'image illusionniste s'estompe inexorablement. Le modelé, la perspective, le ton local ne disparaissent pas mais répondent à une autre logique et même si parfois quelques lignes, encore inspirées de la géométries, tentent de nous rassurer dans notre perception de l'espace, elles s'avèrent aussitôt inutiles car en marge de nos repères habituels. Le spectateur perçoit, peut être alors, par empathie, ses incertitudes et sa propre solitude. Ne ressent-on pas l'angoisse d'appartenir à un univers toujours en pleine mutation, rempli de signes imposés par le déroulement du temps en marche dont le futur repose toujours sur ce qui était le monde d'avant. De même, la peinture de Guarienti repose sur un fragment de mur arraché, un débris de fresque, une plaque de métal rouillée : autrement dit un support chargé d'une histoire qui déjà ne lui appartient plus.
 Carlo Guarienti Lettera da Italia, 1990, Technique mixte monté sur métal, 189X230cm, Exposition Oeuvres récentes, Musée des Beaux Arts de Caen, 1997.
Carlo Guarienti Lettera da Italia, 1990, Technique mixte monté sur métal, 189 X 230 cm,
Exposition Oeuvres récentes, Musée des Beaux Arts de Caen, 1997.

Ni nostalgique, ni mélancolique comme De Chirico pour qui le temps s'est arrêté, Guarienti est le témoin d'une dynamique bénéfique dont les souvenirs et les projets sont source infinie de connaissance. Il ne fixe pas le temps, il l'abolit parce qu'il devient créativité. Par la conscience d'une logique interne (la sienne et celle du monde qui l'entoure) il élargit sans cesse la connaissance et va, pour ce faire prendre, quelques distances avec la tempera et la peinture à l'huile, mémoire de la belle manière italienne. Il va s'inspirer du présent, artistique, philosophique, littéraire, et va enrichir son vocabulaire plastique par le collage, le grattage, l'incision, le relief, la dégradation auxquels il continue cependant d'associer, et cela peut sembler contradictoire, le dessin, les glacis, les frottis délicats, l'adjonction de plâtre, de colle, de sable et même des fragments de murs et de fresques (10) , autant de traces, de stigmates du temps qui, issus du passé et de son présent, forment l'oeuvre en devenir.

(10) Dans cette veine matiériste on peut aussi citer pour exemple les expérimentations de Burri, Gentilini, Gnoli, Tapiès et Eleonore Fini.

Carlo Guarienti Paysage, 1994, Technique mixte sur panneau, 85X66, Exposition 1998, Galerie Di MeoImage : Carlo Guarienti Paysage, 1994, Technique mixte sur panneau, 85X66, Exposition 1998, Galerie Di Meo

Les matériaux sont scrupuleusement choisis et longuement travaillés. Support et matière sont comme des marques sur la carte du temps mais, par leur inclusion dans l'oeuvre, ils changent de nature et cette métamorphose, qui transforme les matériaux bruts et , a priori sans attrait esthétique, en matière noble puis en oeuvre picturale. Cette métamorphose devient leur avenir.

L'architecture du passé et ses vestiges archéologiques, omniprésents dans toute la péninsule, appartiennent désormais physiquement et intellectuellement à l'oeuvre. Soit par leur représentation par le dessin, soit par la matière, rugueuse, épaisse et étagée, soi par le support sur lequel matière et dessin reposent. L'oeuvre se nourrit de leur valeur intrinsèque en tant que traces d'une gloire passée, source de connaissance et ferment pour l'avenir. Ils sont littéralement inclus dans le travail de l'artiste et donne du sens à son oeuvre. Il s'en explique par ces mots : « toujours aux murs et à l'architecture, comme [...] fragment d'une fresque déchirée ». On comprend alors sa participation à l'exposition Art et Architecture organisée au Centre Georges Pompidou à Paris en 1984 (11) et l'hommage qui lui a été rendu à Turin (12) (1991-1993). La récurrence du titre Intérieur-extérieur dans les compositions du milieu des années 90, conçues comme des paysages avec des fragments ou des ruines d'architecture, confirme, s'il en était besoin, le lien entre l'oeuvre et l'architecture comme objet de mémoire.

(11) Art et Architecturehttps://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/crBxXa

(12) Omaggio a Villa Adriana : https://www.canalearte.tv/news/recensioni-mostre/larte-e-il-tempo-nellopera-di-carlo-guarienti-allaccademia-albertina-di-torino/

 

Couverture du livre Carlo Guarienti par André Pieyre de MandiarguesPas d'anecdote, pas de mouvement. Juste la matière donc, comme témoignage du souvenir et de la certitude d'une nouvelle histoire qui commence. Mais une question essentielle demeure : puisque le temps ne peut être arrêté, quand doit-il s'arrêter pour l'oeuvre en devenir? (13) .  Pour ses peintures autant que pour ses sculptures (même si ces dernières n'ont pas été évoquées dans cet article, elles n'ont cessé d'occuper son imaginaire depuis les années soixante jusqu'à aujourd'hui) le non finito est-il la réponse à cette question? Son mode de création et sa problématique posent donc problème Rappelons nous que Guarienti est aussi féru de philosophie et si son travail laisse la réponse en suspens, il nous invite aussi à la cogitation et donc à la connaissance.

(13) A ce titre on peut se rappeler Leonore Fini et l'une de ses oeuvres intitulée La mémoire géologique, huile sur toile, 116X81cm, Coll. marquis Cittadini-Cesi, Paris

Poursuivant sa quête tout au long de sa vie, il présente aujourd'hui des paysages et des portraits qui sont demeurés pour Guarienti des sujets de prédilection.  Sa réflexion sur les effets du temps reste riche et ambigüe. En effet,  si sa production a toujours manifesté une part d'étrangeté, voire de cruauté qui a commencé avec ce qu'a défini Pieyre de Mandiargues comme sa tératologie et s'est poursuivie dans ses autoportraits sans complaisance, son travail n'est pas dénué d'une réelle dimension poétique et ses dernières oeuvres semblent désormais plus apaisées bien que le temps soit plus que jamais au coeur de son oeuvre.

On ne peut que constater la continuité dans l’invention mais aussi la recherche incessante de formes, de matières, d’atmosphères, de langage.                                      

Réalisme, fantastique, malformations, métamorphoses, surréalisme, géométrie, perspective, incision, grattage, ajout, destruction, recouvrement ….Rien ne peut faire oublier que la peinture, dans ce contexte, est le résultat du passé et est appelée à un avenir.

Guarienti n’a-t-il pas intitulé une de ses oeuvres Il tempo non si ferma ce qui se traduit par ‘’Le temps ne s’arrête pas’’…
Portrait de Martine Manfré ItzingerTexte de Martine Manfré Itzinger

Contact : Martine Manfré Itzinger
Tel : (33)685542930
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Historienne de l'Art (Art Moderne et contemporain, Paris I Panthéon Sorbonne)
Conférencière Nationale et animatrice culturelle