À Saint-Germain-des-Prés, Juliette Gréco a débuté sa vie d’artiste au gré des hasards et des rencontres. Pendant l’après-guerre, chacun repense, reconstruit le monde, adhère au « Parti », danse, chante, rêve, ou écoute les réflexions de Jean-Paul Sartre, le normalien à deux têtes, l’une qui regarde le peuple, l’autre qui reste à Ulm. Chacun y va de son mot, de son sourire, sa note, son livre, et bien sûr de sa liberté.
L’année 1949, Juliette Gréco vit à La Louisiane, dans la chambre 10 (anciennement appelée la 9). Les photographies de Georges Dudognon en témoignent. Plus d’une dizaine y ont été prises, dans une chambre au plafond rond qui bénéficiait de l’installation d’une baignoire… du grand luxe pour l’époque !
Entre les murs de l’hôtel, Sartre motive Gréco à chanter et conquérir les cabarets. Avec lui, elle choisit de chanter « L’Éternel Féminin », « Si tu t’imagines » de Raymond Queneau, « La Rue des Blancs Manteaux » (dont l’auteur est Sartre justement…). Sartre, afin de l’aider à exploiter ses talents, l’incite à prendre des cours de musique chez Vladimir Cosma.
Au Tabou, au Boeuf sur le Toit, à la Rose Rouge, (le cabaret de Nikos Papatakis, autre résident de l’hôtel), Juliette Gréco fait résonner son timbre de voix et séduit son premier public. En pleine époque de découverte du jazz et du swing, sa voix douce, glaçante d’émotion, comme sa robe noire, provoquent un contraste saisissant.
Durant ces mêmes années, Juliette Gréco vit ses élans de liberté avec de bons amis tels Boris Vian et son épouse, Roger Vadim, Annabelle Buffet, Anne-Marie Cazalis (journaliste et écrivaine) qui partage sa chambre, et confidente de ses premières idylles, dont une étonnante histoire d’amour avec Miles Davis, lui aussi résident de l’hôtel La Louisiane.
LA PLACE DE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS À SON NOM
Juliette vécut dans le VIe arrondissement ses premières idylles et ses toutes premières scènes. Sa personnalité et sa touche si particulière, hors des modes, ont conquis un large public jusqu’à faire de l’existentialiste habillée en garçon des années 50 une icône intemporelle de la chanson française.
Jusqu’à ce 23 septembre 2020. Sous une pluie glaciale, les visages masqués, ses fans ont vu partir leur icône… Les chansons « Jolie Môme » et « Si tu t’imagines » ravivaient l’atmosphère grise du parvis de l’Eglise de la place de Saint-Germain-des-Prés, dont justement une partie sera inaugurée sous le nom de Place Juliette Gréco le 23 septembre 2021.
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Envoyé un jour de 1949 en reportage à Saint-Germain-des-Prés, le photographe Georges Dudognon (1922-2001) découvre le monde trépidant, unique et enfin libre de Saint-Germain-des-Prés. Il restera deux ans auprès des « rats des caves », photographiant jour et nuit pour témoigner de la vitalité créative de ces rebelles que la presse bien-pensante de l’époque traitait de « rats des caves. Cet ouvrier des chantiers navalde La Rochelle, évadé d’un camp de concentration, entré en clandestinité à la fin de la guerre, deviendra l’ami des acteurs de la scène agitée de l’époque : Juliette Gréco, Prévert, Claude Luter, Daniel Gélin et Boris Vian. Il fut le témoin privilégié de l’arrivée des jazzmen américains et des stars hollywoodiennes les accompagnant, des cafés littéraires et des destinées fulgurantes de cette période unique où tout était possible, sauf de refaire la guerre. Il ne quittera le quartier que lorsque « les rats étaient devenus des requins », fuyant un quartier qui a rapidement fait de son énergie vitale un tourisme élitiste. Suivra une longue carrière de photographe dit « humaniste » à l’instar de Robert Doisneau, Izis, Édouard Boubat durant laquelle, photographiant des stars mais aussi des clochards et les pauvres défendus par son ami l’Abbé Pierre, il deviendra le miroir intransigeant des fameuses « Trente Glorieuses ». Thierry de Beaumont publiera chez Flammarion un livre rétrospectif de ses photographies « De Saint-Germain-des-Prés à Saint-Tropez » en 2013 accompagné de textes de Juliette Gréco.
Biographie Né en 1922 à La Rochelle, France.
Ouvrier dans les chantiers navals de La Rochelle jusqu’en 1939.
1940 : Arrestation, incarcération en camp de concentration, évasion, puis entrée dans la presse clandestine de Lyon sous une fausse identité.
1945 : Premiers reportages pour Samedi-soir, Paris Matin, Action, Combat, France-Dimanche...
1949 : Premières visites à Saint-Germain-des-Prés où il découvre à la fois « le Quartier » et la technique photographique, en autodidacte.
1947-55 : Publication de nombreux reportages dans la presse internationale sur Saint-Germain-des-Prés. Passage progressif à la photo couleur.
1960 : Partage son temps entre Paris et la Côte d’Azur, où il témoigne de la nouvelle vague naissante pour Elle, Jours de France, Paris Match et de nombreuses revues françaises et internationales. Parallèlement, il signe de nombreux sujets de société sur la misère sociale, la guerre, la reconstruction et les artistes des sixties (cinéma, littérature, mode...).
1968 : Déçu par les événements de mai 1968 et leur récupération par le pouvoir, il décide d’arrêter le reportage photographique et quitte Biot et la Côte d’Azur.
1972 : Fonde avec sa compagne Colette Save, le magazine « l’Atelier », consacré à l’artisanat contemporain.
1993 : Publie, avec les textes de Daniel Gélin, l’ouvrage « Comme on s’aimait à Saint-Germain-des-Prés » aux Éditions Bordas et fils, Prix « Saint-Germain-des-Prés » la même année.
1995 : Publie, avec Bernard Thomas (textes) « L’an Un de la Cinquième », auxÉditions Bordas et fils, ouvrage dans lequel il témoigne photographiquement des « Trente Glorieuses ».
1995-2000 : Premières expositions sur son oeuvre photographique.
2000 : Dernier reportage sur le rugby féminin dans Rugby Magazine...
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JULIETTE GRECO : Naissance d’un mythe de la chanson française dans un hôtel, écrite “texte publié sur la page facebook de l’hôtel La Louisiane : www.facebook.com/HotelLaLouisiane”
C’est grâce à Sartre, assez bon musicien lui-même, que Juliette est devenue chanteuse. Au printemps 1949, celle qui est devenue l’égérie de Saint-Germain-des-Prés grâce à une photo dans le journal, dîne au restaurant La Cloche d’or avec le philosophe : en l’accompagnant jusqu’à l’hôtel La Louisiane, il lui demande : « Alors, il paraît que vous allez chanter? », reprenant l’idée qu’on eu ses amis Anne-Marie Cazalis et Marc Doelnitz. “Non” dit Gréco, confuse. Mais Sartre insiste et lui dit : « Je vais vous choisir vos chansons » et lui donne rendez-vous le lendemain.
La jeune Juliette, à peine 20 ans, ne peut dire non au père de l’Existentialisme, qui l’a fait venir dans sa chambre-bureau pour lui proposer une sélection de livres et de recueils de poèmes. Il lui demande de revenir en ayant fait le choix de ses textes préférés. Ce sera « L’Instant fatal » de Raymond Queneau, habitué des soirées à l’hôtel La Louisiane et des après-midi au café Le Flore ; et « L’Eternel Féminin » de Jules Laforgues (1860-1887), sur les conseils du « Castor », Simone de Beauvoir, la compagne du philosophe. Sartre y ajoute une chanson, « La Rue des Blancs-Manteaux », écrite pour sa pièce Huis-Clos.
Sartre sélectionne un poème de Raymond Queneau, écrit à la suite d’une rupture amoureuse dont le premier vers : « Si tu t’imagines » et qui s’intitule « C’est bien connu ».
Son intuition est parfaite, en y mélangeant féminité et ironie, le texte sera parfaitement incarnée par la chanteuse, que ni lui ni personne n’a jamais entendue chanter !
Photo : Juliette Greco (de dos) de retour dans sa Chambre 10 pour le film de Michel La Veaux “La Louisiane”.
Puis, Sartre demande à Juliette quel est son musicien préféré, elle répond Joseph Kosma, le compositeur de la musique des « Feuilles mortes » de Jacques Prévert, qu’elle retrouve parfois le matin rue de Seine à l’heure du café.
Aussitôt, le philosophe demande au compositeur de recevoir celle qui allait devenir “La” Gréco.
Kosma met en musique le poème carpe diem de Queneau « Si tu t’imagines », bel hommage à à l’Ode à Cassandre, célèbre poème de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose ». Raymond Queneau, poète rieur et surréaliste, ami de Breton et Leiris, l’introduisait ainsi : « Sur un t’aime de Ronsard, pouète françoué ».
La chanson incarne cette joie de vivre si forte chez Juliette et ses amis à la Libération. Avec ses vers de 5 syllabes, le 4ème va devenir célèbre :« Qu’ça va qu’ça va qu’ça » qu’il faut prononcer : Xa Va Xa Va Va.
Et ca va très bien : Juliette a maintenant trois chansons à son répertoire ! Elle y ajoutera vite « La Fourmi » de Robert Desnos, mise en musique de même par Joseph Kosma.
Le public, intrigué par “celle qui chante Sartre”, s’est tout de suite pressé dans les cabarets où elle monte sur scène, d’abord “Au Boeuf sur le toit”, grâce à Marc Doelnitz, inséparable ami d’Anne-Marie et de Juliette, puis à la “Rose Rouge” tenu par Nikos Papatakis, lui aussi parfois à La Louisiane.
Et voilà que les journalistes baptisent Juliette “la chanteuse existentialiste” ! Si grand fut le succès de la chanson que Raymond Queneau en baptisa de son titre le recueil de ses poésies entre 1920 et 1951.
Autre fait unique dans ce parcours de chanteuse, avant de monter sur les grandes scènes françaises, Juliette partira à 25 ans en tournée au Brésil et au Etats-Unis en 1952 où elle connaîtra donc ses premiers succès. C’est en 1954 sur la scène de l’Olympia que la consécration aura lieu.
« Si tu t’imagines » fit aussi de Juliette Gréco un interprète que tous les auteurs aux textes exigeants solliciteront:
Queneau, Sartre, Pierre Desnos, Boris Vian, Henri Gougaud, Jean-Loup Dabadie, Jacques Brel, Georges Brassens, Pierre Seghers, Françoise Sagan, Guy Béart, Bertolt Brecht, Leo Ferré, Henri Bassis, Pierre Louki, Charles Trenet, Serge Gainsbourg, Pierre Mac Orlan, Jean-Max Rivière, Florence Véran & Charles Aznavour, Jacques Prévert, Jean Dréjac, Robert Nyel, Frédéric Botton, Maurice Fanon, Henri Gougaud, Jean-Baptiste Clément, Richard Cannavo, Allain Leprest & Jean Ferrat, Claude Lemesle, Étienne Roda-Gil & João Bosc et Julien Clerc, Christophe Miossec, Marie Nimier et Jean Rouault, Brigitte Fontaine, Areski, Benjamin Biolay et Gérard Manset mis en musique par Gérard Jouannest et François Rauber, Olivia Ruiz, Abd al Malik, Orly Chap, Marie Nimier, Thierry Illouz, Amélie Nothomb, François Morel, Antoine Sahler, Philippe Sollers, Gérard Duguet-Grasser, Jean-Claude Carrière ou encore Aragon avec Bernard Lavilliers, Georges Coulonges, Maxime Le Forestier, Adrienne Pauly.
Juliette incarna ainsi parfaitement pendant 70 ans la « chanteuse rive gauche », la chanteuse à textes. Auteur titré pour son album écrit pour elle, Pierre Mac Orlan dira “Si vous entendez une voix qui est l’appel de l’ombre, c’est Gréco. Si les yeux clos, vous entendez la chanson de votre adolescence, c’est Gréco. C’est Juliette Gréco qui mène la chanson chez qui la lui réclame.”
Deux ans plus tard, celle qu’on appelait Toutoute durant son enfance reçoit en 1951 le Prix d’interprétation Édith-Piaf pour la chanson “Je hais les dimanches” sur des paroles de Charles Aznavour... et soixante ans plus tard, après, en 2007 une Victoire d’honneur pour sa carrière aux Victoires de la musique, en 2009, la Légion d’honneur la Médaille d’or de la Sacem, et pour finir en 2012, commandeure de la Légion d’honneur, la Grande et en 2016 Commandeure de l’ordre des Arts et des Lettres.
Juliette dira : “Ma raison de vivre, c’est chanter ! Chanter, c’est la totale, il y a le corps, l’instinct, la tête”. Après son premier concert, Juliette racontera son retour à La Louisiane dans le cocon de la chambre numéro 10 si réconfortante avec son plafond rond et ses grandes fenêtres ouvertes sur la vie des rues de Seine et de Buci :
« Le soir de la première, j’apparais sur scène vêtue de l’incontournable ensemble pantalon et chandail noirs que je porte depuis la guerre. J’ai envie de disparaître tant la peur me tenaille.
La salle est comble, il manque des chaises. Le Tout-Paris est là, à mes pieds (nus) ! L’ambiance est chaleureuse et le public a la bienveillance de ne pas relever mes grandes maladresses de débutante.
La soirée finie, je rentre dans ma chambre d’hôtel, émue et troublée. Dans la salle de bains, je m’arrête instinctivement devant le miroir. Je n’aime pas me regarder, je ne me trouve pas jolie. Je ne le fais que pour souligner mes paupières d’un trait noir, dessiner ce que la presse appelle “des yeux de biches” …
Je me regarde sévèrement et dis, à voix haute : « Je fais le serment de mettre toute mon énergie au service de ce défi : je veux que Gréco soit fière de la petite Juliette. Ce pacte avec moi-même, je ne l’oublierai jamais. »
Sartre a donc inventé Gréco : « Gréco a des millions dans la gorge : des millions de poèmes qui ne sont pas encore écrits, dont on écrira quelques-uns.
On fait des pièces pour certains acteurs, pourquoi ne ferait-on pas des poèmes pour une voix ?
Elle donne des regrets aux prosateurs, des remords. Le travailleur de la plume qui trace sur le papier des signes ternes et noirs finit par oublier que les mots ont une beauté sensuelle. La voix de Gréco le leur rappelle. Douce lumière chaude, elle les frôle en allumant leurs feux.
C’est grâce à elle, et pour voir mes mots devenir pierres précieuses, que j’ai écrit des chansons.
Il est vrai qu’elle ne les chante pas, mais il suffit, pour avoir droit à ma gratitude et à celle de tous, qu’elle chante les chansons des autres. »
Jean-Paul Sartre a écrit ce texte pour Juliette avant son départ au Brésil en 1951 pour son premier grand voyage et sa première tournée. En vacances à Antibes où avec Bibi Vian, il avait retrouvé les deux éternelles amies qu’il avait logées comme lui à l’hôtel La Louisiane : Anne-Marie Cazalis et Juliette Greco. La bande de l’hôtel La Louisiane et tous leurs amis de Saint-Germain-des-Prés allaient donner naissance à un autre mythe en transformant un petit port de pèche nommé Saint-Tropez en l’un des lieux de fêtes les plus célèbres de la planète, mais ceci est une autre histoire...
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